Un ancien footballeur professionnel peut-il faire un bon commercial ? Ce fut en tout cas le pari de Lydie Brunisholz, directrice au sein du cabinet de recrutement Page Group. « Son profil très compétiteur et son leadership m’ont réellement convaincue », explique celle qui a misé sur les talents acquis au cours d’un parcours sportif pour l’envisager dans une toute autre activité professionnelle. Voilà une illustration concrète des fameuses « mad skills ». Ce pas de côté, par rapport aux champs classiques des compétences, ne doit rien au hasard. Il incarne la réponse des entreprises aux changements profonds qui bousculent le monde du travail. Confrontées à la révolution digitale et numérique, aux défis environnementaux, aux crises sanitaires… elles recherchent des candidats atypiques. Capables d’adaptation. Et il en faut pour rendre l’organisation plus souple et laisser le loisir à la société d’anticiper l’avenir dans un climat ultra concurrentiel. De quoi offrir une belle opportunité aux futurs prétendants pour peu qu’ils soient en mesure d’identifier et de cultiver leurs propres « mad skills », histoire d’en faire un atout le jour J.
Mad skills : des compétences forcément originales ?
Comme souvent, il faut traverser l’Atlantique pour trouver l’origine de ce terme, et en l’occurrence poursuivre son périple jusqu’à la côte ouest. C’est en Californie, sur les terres de Google, d’Amazon et d’Apple, que les géants de la « tech » se sont mis à traquer ces « compétences folles » (traduction littérale) dans les réponses à leurs offres d’emploi. Mais attention, elles ne cherchent pas pour autant un grain de folie. Pour Michel Barabel, qui dirige des masters en ressources humaines à l’IAE Paris Est et à Sciences Po Paris, « une mad skill, c’est une hard skill (compétence technique) ou une soft skill (compétence et qualité transverse) dans laquelle on excelle parce qu’on est très au-dessus de la moyenne. Ce qui en fait un élément de différenciation fort ». Et le professeur d’ajouter que « pour caricaturer, chez Google, une mad skill consiste à savoir coder 100 lignes de code en 10 minutes, là où un bon codeur n’en ferait que 3. »
Qu’on se rassure, cet objectif demeure atteignable pour la majorité d’entre nous. Un tel niveau de maîtrise, quel que soit le domaine, vient de l’effort appliqué à ses activités professionnelles comme extraprofessionnelles. Par exemple, il y a de fortes chances qu’un joueur acharné, un « gamer » capable de construire de Nouveaux Mondes dans un jeu à l’aide des kits de programmation mis à disposition par les éditeurs, soit en capacité de coder. Et c’est ici une « hard skill » très recherchée dans le web développement. Lydie Brunisholz tient d’ailleurs à apporter une nuance : « si le terme de mad skills est effectivement nouveau, la dimension de ce qu’il recouvre a toujours été intégrée au processus de recrutement, ne serait-ce que pour départager des candidats en short-liste ». Elle considère que ces « mad skills » s’ajoutent aux « hard skills » comme aux « soft skills » qui constituent la base du recrutement en France. Autrement dit, il ne s’agit pas simplement de présenter une activité inédite, ou un parcours atypique et original, pour retenir l’attention des recruteurs. L’objectif des entreprises sera toujours de mettre la performance des collaborateurs au service de la performance économique.
Reste que le concept de « mad skill » dans l’univers des technologies se veut élitiste. On favorise des personnalités étonnantes et créatives, quitte à être franchement décalées. C’est surtout vrai pour les métiers en plein développement comme le « nudge designer », chargé d’imaginer des dispositifs incitatifs pour agir : par exemple, des pas dessinés sur le sol en direction d’une poubelle pour encourager les personnes à jeter leurs déchets dedans. Par extension, « le concept de “mad skills” se transpose dans tous les secteurs d’activité, et dans tous types d’entreprises, souligne Michel Barabel, car nous sommes dans une époque où la prise en charge des tâches simples et répétitives par les machines oblige les salariés à développer des compétences relationnelles et cognitives plus complexes pour préserver leur employabilité ». Soit, de se montrer réactif et capable de s’adapter à des situations inédites.
Michel Barabel insiste sur le fait que chacun doit pouvoir développer des talents spécifiques afin de se distinguer sur le marché du travail. Et ce n’est pas réservé aux seuls cadres, y compris supérieurs ! « Un ouvrier dans une usine 4.0, dans laquelle 70 % des tâches sont effectuées par des robots, doit savoir piloter un drone ou manipuler une imprimante 3D. Ou au moins, apprendre à le faire », poursuit Michel Barabel. Selon lui, « la capacité à se former en continu devient primordiale pour conserver son emploi ».
De nos jours, les entreprises chercheraient donc à former des équipes les plus hétérogènes possibles afin de se garantir de pouvoir faire face à des situations inédites. Ou pour innover et rester dans la course… « Maîtriser moyennement plusieurs compétences ne suffit plus, constate Michel Barabel. Se concentrer sur une compétence clé, une mad skill, peu importe comment vous l’acquérez, apporte une plus-value à votre candidature. Et pour déterminer laquelle, rien de mieux qu’un travail d’introspection ».
Identifier ses mad skills en apprenant à se connaître
Mise en garde utile, « certains pensent que le simple fait d’œuvrer dans le bénévolat implique nécessairement des qualités d’empathie ou d’altruisme qui leur permettront de s’insérer facilement dans une nouvelle équipe », constate Lydie Brunisholz. Et non, ce n’est pas automatique. Au contraire, « vous devez comprendre vos forces, vos envies, vos centres d’intérêt, vos passions pour mieux vous connaître et identifier ainsi des mad skills qui vous correspondent vraiment », insiste Michel Barabel. Or, « on monte plus facilement en expertise dans un domaine qui nous intéresse vraiment » et c’est pourquoi il propose un exercice assez facile à réaliser pour identifier ses propres facultés. « Questionnez dix de vos proches (amis, famille…) sur votre principale qualité. Qu’est-ce qui leur apparaît comme le plus impressionnant chez vous et, à l’inverse, ce qu’ils estiment ne pas être faits pour vous » détaille le professeur. Les résultats risquent d’être fort instructifs.
D’une manière générale, se prêter au jeu des tests aide à sonder ses aspirations comme ses points forts. Tests d’habilité professionnelle, tests de personnalité, jeux de simulation… rien n’est à écarter. L’idée reste de repérer ce que vous aimez vraiment faire, ce qui procure du plaisir. Mais rien n’empêche d’opérer à l’envers en identifiant ce qui vous barbe réellement comme une tâche stressante que vous remettez au lendemain. Procédez par élimination. Ainsi, si vous créez des illustrations pour des livres jeunesse, et que vous êtes capable d’y passer du temps sans compter, c’est bon signe sur la partie artistique. Mais dès qu’il s’agit de démarcher les maisons d’édition pour décrocher des contrats, vous repoussez l’échéance. Au bilan, vos qualités graphiques sont à mettre en avant, votre (absence de) fibre commerciale, à écarter.
Autre exemple, vous aimez construire des tableaux pour tout, même dans votre vie privée, cela dénote une capacité d’organisation de haut niveau. En quoi ça peut devenir une force professionnelle ? Dans quel métier ? Dans quel secteur ? Faire coïncider une passion et son activité promet d’exceller et de déployer des aptitudes peu communes. C’est générateur de « mad skills ». Reste encore à vérifier que ce talent si singulier soit porteur sur le marché du travail.
Valoriser ses mad skills dans sa candidature
Montrer concrètement comment se matérialisent vos « mad skills » demeure la clé de voute d’une candidature à fort potentiel. Comment ? En illustrant d’exemples un CV : un lien suffit vers un projet en ligne ou un site auquel vous avez participé. En revanche, pour démontrer une capacité de communication et de prise de parole en public, mettez en avant vos années de théâtre ou vos interventions lors de conférences au sein de l’association dans laquelle vous êtes bénévole. S’il s’agit d’une « mad skill » acquise dans le domaine privé, mentionnez-la dans la rubrique centres d’intérêts/hobbies en prenant soin de monter en quoi elle sert le poste brigué. L’écueil serait de se contenter de dire qu’on aime les voyages ou la lecture. Aucun intérêt pour un éventuel employeur.
Attention, « montrer sa singularité dans une candidature, oui, mais encore faut-il bien s’adapter au poste et à l’entreprise », rappelle Lydie Brunisholz. Tous les recruteurs ne réagissent pas de la même manière devant un profil qui sort des sentiers battus. Pour avoir une idée de la culture d’entreprise, du niveau d’ouverture d’esprit, jetez un œil sur le site carrière de la société, scrutez les campagnes de recrutement, la manière dont sont rédigées les offres d’emplois, la teneur des prises de parole du dirigeant… Avec les ressources disséminées sur internet, un candidat dispose de mille façons d’en savoir plus sur son éventuel futur employeur. Il arrive parfois que ce soit l’entreprise elle-même qui affiche son désir de recevoir des candidats atypiques. Une start-up publiait récemment une offre indiquant son ouverture aux profils ne rentrant pas totalement dans la description du poste. Elle encourageait à postuler même si 100 % des compétences listées n’étaient pas maîtrisées et valorisait leur acquisition en dehors du cadre professionnel classique. Cet effort de transparence et cette démarche, presque téméraire, ne sont toutefois pas la règle.
Parce que certains métiers se prêtent plus que d’autres à cette ouverture, vous adapterez votre lettre de motivation. Elle sert toujours à raconter votre trajectoire via une petite histoire (storytelling) qui mettra en perspective le pourquoi de telle passion ou de telle compétence singulière. Et en quoi, elle colle parfaitement au poste. Quant au CV, privilégiez la concision. Gardez en tête qu’un recruteur ne passe qu’une dizaine de secondes à le parcourir, et qu’un algorithme scanne les mots clés associés au poste. Du coup, le CV doit rester très standard dans la présentation des compétences. Réservez l’originalité à la lettre de motivation et pour l’entretien, si vous sentez que votre interlocuteur peut y être sensible.
« 50 % des recruteurs n’aiment pas qu’on aborde l’intime et le personnel » met en garde Michel Barabel. Mais ça demeure un pari : se montrer tel qu’on est, avec ses aspirations propres, garantit potentiellement de n’être retenu que par des sociétés ouvertes à une diversité. Une originalité parfois. Et qui se ressemble s’assemble, dit-on. Et si c’était aussi vrai au travail ?